Dans cette série « Idées illustres et illustrations : les images de Gustave Doré », nous nous sommes concentrés sur les illustrations de Gustave Doré dans le poème épique « Paradis perdu » de John Milton, datant du XVIIe siècle. Jusqu’à présent, nous avons vu Satan et les anges rebelles chassés du paradis pour s’être retourné contre Dieu par orgueil. Nous avons également vu Satan rallier ses troupes et devenir le roi de l’enfer. Dans cet article, nous posons la question suivante : pourquoi Satan quitte-t-il l’enfer, et que découvre-t-il à sa porte ?
Après que les anges rebelles ont construit un empire appelé Pandémonium, Satan monte sur le trône et commence à discuter des futurs plans de rébellion avec ses cohortes. Tous s’accordent à dire que combattre Dieu au paradis est un exercice futile, car ils savent qu’ils ne peuvent gagner. Certains anges, cependant, suggèrent qu’ils préfèrent être retirés de l’existence plutôt que de continuer à endurer les horreurs de l’enfer.
L’idée de demander le pardon de Dieu est une option, mais ils ne veulent pas vivre sous la domination de Dieu. Ils croient que demander le pardon de Dieu revient à être subordonné à Dieu, et dans leur haine, ils refusent de voir la sagesse de se soumettre.
C’est Belzébuth, l’ange rebelle que John Milton désigne comme le second de Satan, qui propose une autre idée pour se venger de Dieu. Voici ce que Belzébuth propose au reste des anges déchus :
- « Là peut-être pourrons-nous achever quelque aventure profitable,
Par une attaque soudaine ; soit qu’avec le feu de l’enfer nous dévastions toute sa création entière,
Soit que nous nous en emparions comme de notre propre bien,
Et que nous en chassions (ainsi que nous avons été chassés) les faibles possesseurs.
Ou si nous ne les chassons pas, nous pourrons les attirer à notre parti,
De manière que leur Dieu deviendra leur ennemi,
Et d’une main repentante détruira son propre ouvrage. »
(Livre II, Lignes 363-370)
(Traduction de Chateaubriand, 1861)
Belzébuth propose aux anges rebelles de se venger de Dieu en s’attaquant à la nouvelle création de Dieu : les êtres humains sur terre. Les rebelles doivent étudier ces humains et trouver la meilleure façon de les attaquer, soit de les tuer tous, soit de les faire s’opposer à Dieu. C’est ainsi qu’ils pourront faire du mal à Dieu.
Les enfants de Satan
Satan convient que c’est une excellente idée et décide que lui seul va endurer les horreurs de l’enfer afin de s’attaquer à la terre. Il voyage à travers l’enfer jusqu’à ce qu’il arrive à sa porte. Milton décrit la scène comme suit :
- « Là devant les portes, de l’un et de l’autre côté, sont assises deux formidables figures :
L’une ressemblait jusqu’à la ceinture à une femme et à une femme belle,
Mais elle finissait sale en replis écailleux, volumineux et vastes, en serpent armé d’un mortel aiguillon.
À sa ceinture une meute de chiens de l’enfer, ne cessant jamais d’aboyer avec de larges gueules de Cerbère,
Faisait retentir un hideux fracas. Cependant, si quelque chose troublait le bruit de ces dogues,
Ils pouvaient à volonté rentrer en rampant aux entrailles du monstre, et y faire leur chenil :
Toutefois, là même encore ils aboyaient et hurlaient sans être vus. »
(Livre II, Lignes 648-659)
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- « L’autre figure,
Si l’on peut appeler figure ce qui n’avait rien de distinct en membres, jointures, articulations,
Ou si l’on peut nommer substance ce qui semblait une ombre (car chacune semblait l’une et l’autre),
Cette figure était noire comme la nuit, féroce comme dix furies, terrible comme l’enfer ;
Elle brandissait un effroyable dard ;
Ce qui paraissait sa tête portait l’apparence d’une couronne royale. »
(Livre II, Lignes 666-674)
(Traduction de Chateaubriand, 1861)
Qui sont ces deux êtres qui gardent la porte de l’enfer ? L’une est mi-femme et mi-serpent ; elle porte en son sein le chien de l’enfer Cerbère qui s’arrache à plusieurs reprises de son abdomen et aboie furieusement. L’autre est un spectre informe qui se dirige violemment vers Satan.
Satan les regarde tous les deux avec dégoût, car ce sont des créatures horribles. Il avertit le spectre violent de cesser ses transgressions, de peur qu’il ne ressente sa colère. La créature mi-femme, mi-serpent explique la situation.
Elle s’identifie comme le Péché, la fille de Satan, née de sa tête alors qu’il conspirait contre Dieu au ciel. Au ciel, elle était considérée comme belle et était adorée par les autres conspirateurs. Satan tomba amoureux de ce qu’il voyait de lui-même en elle et la féconda avec le spectre de la mort.
Ils furent tous jetés en enfer après la guerre, et le Péché reçut une clé pour garder les portes. C’est alors que la Mort est née des entrailles du Péché en tant que fille de Satan. La Mort poursuivit le Péché à travers l’enfer jusqu’à ce qu’elle puisse s’imposer à elle, la fécondant avec le chien à plusieurs têtes qui la torture à chaque heure. Après avoir partagé leurs histoires, Satan, le Péché et la Mort conviennent de travailler ensemble pour nuire à la nouvelle création de Dieu. Le Péché et la Mort laissent alors Satan sortir par les portes de l’enfer.
Les deux monstres de Gustave Doré
Dans son illustration, Gustave Doré a gravé une version atténuée du moment où Satan atteint les portes de l’enfer. Satan est positionné dans une pose similaire à celle qu’il a prise dans plusieurs des illustrations discutées jusqu’à présent : il se tient au-dessus des autres personnages, tient une lance dans une main et tend l’autre main comme s’il s’adressait aux personnages qui se trouvent en dessous de lui.
Même si Satan se trouve au-dessus des autres personnages, une position qui témoigne de sa puissance, la zone de contraste le plus élevé entre la lumière et l’obscurité nous permet de savoir ce qui est le plus important. Ici, il s’agit des deux personnages qui se trouvent devant la porte.
Gustave Doré dépeint la figure de droite comme mi-femme et mi-serpent, ce qui nous indique qu’il s’agit du Péché. Le Péché tend la main à Satan comme si elle communiquait avec lui. L’autre personnage, la Mort, est censé être une forme informe de ténèbres, mais Gustave Doré la représente avec des ailes.
Il est intéressant de noter que Satan et le Péché sont représentés comme s’ils se montraient du doigt. Milton nous dit qu’ils communiquent, mais dans l’illustration de Doré, leurs bras sont presque alignés en ligne directe, comme si le Péché était en ligne directe avec Satan et Satan avec le Péché.
Pourtant, on ne sait pas très bien quelle figure Satan désigne. Peut-être Satan ne désigne-t-il pas le Péché mais la Mort. Si c’est le cas, alors le Péché mène à Satan et Satan mène à la mort.
Satan, le Péché et la Mort : transcender les monstres
Milton nous donne un aperçu de son interprétation de ce que cela pourrait signifier. Le Péché naît de la tête de Satan lorsque ce dernier conspire contre Dieu. Cela nous permet de connaître immédiatement la nature du Péché : le Péché est né de la résistance à Dieu et, par conséquent, il incarne la résistance à Dieu. Au ciel, le Péché était beau, mais en enfer, le Péché est à moitié beau et à moitié serpent. Cela nous renseigne sur une autre caractéristique du Péché : le Péché peut sembler beau, mais il y a de la laideur sous la beauté.
Qu’en est-il de la Mort ? La Mort naît lorsque Satan conçoit avec le Péché, car Satan voit sa propre beauté dans le Péché. Ainsi, la Mort est la combinaison tortueuse des caractéristiques du Péché – la résistance à Dieu sous couvert de beauté – et de la vanité de Satan. Dans l’article précédent de cette série, j’ai fait référence à l’ancien credo « sur la Terre comme au Ciel » et ici il est présenté à nouveau, car cette scène en enfer est une inversion de la Sainte Trinité. La Sainte Trinité au ciel représente le Père, le Fils et le Saint-Esprit ; la trinité maléfique en enfer a un père (Satan), une fille (le Péché) et la Mort qui est un fantôme.
Que signifie tout cela pour nous ? Le philosophe Friedrich Nietzsche a dit : « Celui qui combat les monstres doit veiller à ne pas devenir un monstre au cours du processus. » Pour cela, nous devons savoir ce qu’est un monstre, et nous devons nous prémunir contre les caractéristiques qui feraient de nous des monstres.
Ici, les monstres de Milton sont Satan, le Péché et la Mort. Ensemble, leurs caractéristiques sont la résistance à la bonté de Dieu : quelque chose de beau qui peut flatter notre vanité. C’est la forme trop belle, le son trop séduisant et la pensée trop attirante qui nous éloignent de notre capacité à aimer profondément Dieu et nos semblables.
Gustave Doré était un illustrateur prolifique au XIXe siècle. Il a illustré certains des plus grands classiques de la littérature occidentale, notamment la Bible, « Le Paradis perdu » et « La Divine comédie ». Dans cette série, nous allons nous plonger dans les pensées qui ont inspiré G. Doré et les images que ces pensées ont suscitées.
Eric Bess pratique l’art figuratif et est actuellement en doctorat à l’Institute for Doctoral Studies in the Visual Arts (IDSVA).
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